Dr Alioune Abi Taleb NGUER

Organisation Panafricaine de la Jeunesse pour l’Economie Bleue (OPJEB)
23 juillet 2020
L’économie bleue, un domaine stratégique pour l’Afrique francophone avec en toile de fond plusieurs enjeux.
L’économie bleue, un domaine stratégique pour l’Afrique francophone avec en toile de fond plusieurs enjeux.
17 décembre 2020

Chaque mois, le CMAF donne la parole à un « citoyen bleu » qui s’exprime sur un sujet faisant l’actualité de l’économie bleue en Afrique francophone. Le CMAF est allé à la rencontre deLe docteur Alioune Abi Taleb NGUER, économiste des pêches et aménagement des pêcheries et ancien fonctionnaire du ministère de la pêche et de l’économie maritime du Sénégal. Il fut, pendant 13 ans, directeur de l’Ecole Nationale de Formation Maritime (ENFM) de Dakar. Il enseigne à l’Institut universitaire de pêche et d’aquaculture de l’Université Cheikh Anta DIOP (UCAD) de Dakar. Il fut, jusqu’en 2009, vice-président du Regroupement des Etablissements de Formation Maritime Africains (REFMA) dans le cadre de la COnférence Ministérielle sur la coopération HAlieutique entre les états AFricains riverains de l’océan ATlantique (COMHAFAT). Le Dr NGUER a servi dans plusieurs pays en qualité de formateur (Mauritanie, Côte d’Ivoire, Guinée, Maroc, Canada…). Il est également fondateur et actuel président du Propeller club de Dakar, un espace de rencontres et d’échanges entre les acteurs maritimes et portuaires. Distingué par plusieurs décorations honorifiques, il est chevalier et officier de l’Ordre national du Lion et commandeur de l’Ordre du mérite sénégalais.

CMAF : Comment est né votre attrait pour la mer et pour la pêche ?
 

Alioune Abi Taleb NGUER : Cet attrait m’est sans doute venu de mes origines insulaires. En effet, je suis né et j’ai grandi à Saint-Louis du Sénégal, ancienne capitale de l’AOF (Afrique occidentale française), une ville arrosée par le fleuve Sénégal qui y termine son long parcours de 1700 kms et par l’Océan atlantique qui lui fournit une activité halieutique diversifiée (captures, transformation, distribution).
 
Ensuite, j’ai eu la chance d’intégrer la fonction publique sénégalaise, après une maîtrise en sciences Economiques, avec un premier poste d’affectation comme enseignant (économie, comptabilité) à Ecole des Agents Techniques de l’Océanographie et des Pêches Maritimes (EATOPM), ensuite comme chef du département « Economie – activités halieutiques » à l’Institut Supérieur des Sciences et Techniques Halieutiques (ISSTH) de Nouadhibou en Mauritanie.
 
Depuis lors, et jusqu’à ma retraite, je n’ai plus quitté le secteur maritime, avec des pérégrinations en Afrique (les deux Guinée, le Maroc…) et ailleurs (Canada, France…).

En tant qu’ancien vice-président du REFMA, quel regard portez-vous sur la collaboration entre les établissements de formation aux métiers de la mer en Afrique ?
 

Le Regroupement des Etablissements de Formation Maritime Africains (REFMA), dont le siège est à Agadir (Royaume du Maroc), avait été créé dans le cadre de la COnférence Ministérielle sur la coopération HAlieutique entre les états Africains riverains de l’océan ATlantique (COMHAFAT), en même temps que le Réseau AFricain des Instituts de recherche halieutique et des Sciences de la MER (RAFISMER).
 
Le Regroupement est un cadre de concertation et de coopération visant à contribuer à l’amélioration et au développement de la formation en pêche dans les pays membres de la COMHAFAT.
 
A ce titre, le REFMA a organisé plusieurs ateliers dans plusieurs pays, notamment en Mauritanie, au Sénégal et au Maroc. Ces rencontres visaient un partage d’expériences entre les structures de formation en pêche des pays membres. Elles ont atteints leurs objectifs avec des participations intéressantes.
 
Toutefois, le REFMA n’accomplira sa mission qu’en développant le transfert de technologies, la production et la diffusion de matériel pédagogique, la promotion et la réalisation de projets de recherche communs.  

 
 
La COMHAFAT est une organisation intergouvernementale qui regroupe 22 pays allant du Maroc jusqu’à la Namibie. A travers une aire géographique aussi vaste, la multitude des pratiques de pêche ou la variété des écosystèmes ne constituent-elles pas un frein à la coopération entre les Etats en faveur de la préservation des ressources halieutiques et un développement durable des pêcheries ?
  En réalité, la COMHAFAT tire justement son originalité de la particularité de chaque pays membre dans sa conduite pour une pêche responsable, comme le préconise la FAO. Cette mise en commun des particularités des membres, à mon avis, enrichit l’institution. Son credo est « bien exploiter aujourd’hui sans compromettre demain ». Toutes les actions, tous les projets entrepris par la COMHAFAT tournent autour de ce but essentiel de préservation durable de la ressource.

Je rappelle que la gestion durable des pêcheries est un élément central pour la réalisation de l’Objectif de Développement Durable n°14 des Nations Unies. Je rappelle aussi que des rapports ont été produits sur la pertinence et les modalités pratiques pour faire évoluer la COMHAFAT vers une organisation régionale de gestion de pêche. C’est une nouvelle initiative qui permet d’envisager, avec optimisme, la volonté réelle de la COMHAFAT d’atteindre ses objectifs, en termes de durabilité des pêcheries, de lutte contre la pêche INN (illicite, non-déclarée et non-règlementée). Les actions mises en œuvre dans un passé récent ont du reste concerné la coopération dans le domaine de la lutte contre la pêche INN et l’échange d’informations.

Cependant, il y a peu d’actions mises en œuvre pour l’identification de mesures harmonisées de conservation et de gestion des ressources partagées. C’est essentiellement le Comité de pêche Atlantique Centre-Est  (COPACE) qui fournit à la COMHAFAT l’essentiel des statistiques de pêche sur les  petits pélagiques et les démersaux.

Quel est l’impact de la pandémie de Covid-19 sur la filière pêche au Sénégal ?
 

Globalement, les activités de transformation et d’exportation sont au ralenti à cause des mesures contraignantes qui pèsent sur tous les acteurs, en termes de renforcement du contrôle et en termes de restrictions sur le transport des produits de consommation.

 

La pêche est une activité où chaque acteur est en contact, des pêcheurs sur les pirogues, en passant par les mareyeuses sur les sites de transformation aux marchands de produits de la mer et leurs clients. Alors que les autorités sénégalaises recommandent une série de mesures préventives pour endiguer la propagation du virus, les règles de distanciation sociale ou physique peuvent-elles s’appliquer au milieu de la pêche ?
 

D’abord pour la pêche industrielle, les équipages sont dans leur grande majorité confinés à bord, depuis le début de la pandémie. Ce qui est contraignant et dur à admettre par les personnels navigants, soucieux de l’éloignement et donc souhaitant rejoindre leurs familles. Il faut souhaiter que la pandémie prenne vite fin ; sinon, il va falloir les remplacer par d’autres. On reviendrait donc à la problématique de la transmission et de la diffusion du virus. Il faut souhaiter un rapide recul de la pandémie.
 
Enfin, en ce qui concerne plus particulièrement la pêche artisanale, il y a eu deux phases successives dans la gestion de la pandémie. Tout d’abord, tous les artisans pêcheurs rentrés d’une longue campagne dans les pays limitrophes et testés positifs ont été déclarés cas importés et traités. Fort heureusement, ces cas importés sont à présent très rares, les frontières étant désormais hermétiques. Les rares pêcheurs rentrés après la proclamation de l’état d’urgence ont été mis en quarantaine sans ménagement.
 
Au total, sur toute la filière pêche, les activités sont bien au ralenti.


Le Groupement des Armateurs et Industriels de la PÊche au Sénégal (GAIPES) et l’Association pour la promotion et la responsabilisation des acteurs de la pêche artisanale maritime (Anapram) ont récemment dénoncé la décision du Ministère des Pêches et de l’Economie maritime de demander à la Commission Consultative d’Attribution des Licences de Pêche (CCALP) l’octroi de licences à 54 navires majoritairement chinois et turcs. Comment analysez-vous cette situation ?
 

En ma qualité de président du Propeller club, j’ai organisé une visioconférence le mardi 12 mai 2020. Et nous avons discuté de la situation née des « promesses de licences » de pêche concernant 56 bateaux étrangers. Il semble même que l’on se dirige vers une sénégalisation de ces unités. Ce qui augmenterait la flottille industrielle de 25%. Or, de l’avis du CRODT, l’effort de pêche accru a entraîné depuis longtemps (au moins dix ans) une pleine exploitation, voire dans la plupart des cas, une surexploitation des ressources démersales et pélagiques côtières.
 
Cette action qui ferait de ces bateaux des nationaux et leur donnerait l’autorisation de pêcher dans nos eaux, obligerait l’Etat sénégalais à prendre toutes ses responsabilités, en tant qu’Etat côtier et en tant qu’Etat du pavillon.
 
Au total, face à l’opposition des regroupements professionnels de pêcheurs, le Chef de l’Etat sénégalais a pris des décisions :

  • Respect des dispositions du code de la pêche, en consensus avec les différents acteurs, pour une gestion optimale des ressources halieutiques.
  • Mise en œuvre du programme de modernisation de la pêche artisanale (motorisation, aménagement des quais de pêche et des aires de transformation).
  • Extension du programme de renouvellement des camions frigorifiques.

 
Tout se passe donc comme si l’on s’achemine vers une redynamisation des activités sur toute la filière pêche, avec des objectifs tournés vers la satisfaction des besoins intérieurs, en termes de fourniture de protéines animales du poisson, en termes de préservation de l’emploi et en termes de durabilité de l’activité de pêche.
 
Pour sa part, le Propeller club conseille une approche de précaution face à l’absence de données statistiques depuis quelques années au Sénégal.

Pensez-vous que les projets pétroliers (Sangomar) et gaziers (Grand Tortue Ahmeyim) offshore en cours de développement au large des côtes sénégalaises vont affecter le secteur de la pêche ? 

Du pétrole et du gaz ont été découverts en 2001 dans l’écorégion marine et côtière de l’Afrique de l’Ouest. Cette écorégion regroupe six pays : la Mauritanie, le Sénégal, la Gambie, la Guinée Bissau, la Guinée et le Cap Vert et couvre plus de 3500 kilomètres de côte. Parmi les caractéristiques remarquables de cette zone, citons les zones humides côtières, et le puissant upwelling qui en font l’une des zones de pêche les plus variées et économiquement la plus importante au niveau mondial. Le fait que beaucoup d’espèces passent différentes phases de leur vie dans les eaux de ces six pays, souligne la nécessité de comprendre et de gérer l’écorégion comme un ensemble indissociable.

La pêche, dans cet écosystème, génère quelque 500 millions d’euros chaque année, ce qui en fait aujourd’hui une source unique de devises dans la région et une source essentielle de revenus pour le développement économique et social. Environ 10 millions de personnes vivent le long de cette côte et plus de 600.000 hommes et femmes dépendent directement de la pêche et des industries connexes. Le tourisme côtier est également en train de devenir une importante activité économique.

Le gros problème réside dans la pollution  marine alimentée par les installations, par le trafic maritime, du fait de l’exploitation du pétrole offshore.

Il faut prendre des dispositions contre l’impact écologique des déversements de déchets de production, des opérations sur les terminaux pétroliers, mais aussi des accidents de navires pétroliers, des accidents ou de la production de pétrole offshore.

Je peux vous dire que tous les acteurs sont mobilisés pour un impact faible (à défaut d’être nul), de l’exploitation pétrolière et gazière sur la pêche.

Quels dispositifs sont aujourd’hui mis en place par les autorités sénégalaises pour lutter contre la pêche INN (Pêche illicite, non déclarée et non réglementée) ?
 

La Direction de la Protection et de la Surveillance des Pêches (DPSP) est la structure chargée au Sénégal de la lutte contre la pêche INN, avec l’appui de toutes les structures de protection de l’environnement et la Marine nationale.


Au niveau sous régional, le système de lutte est coordonné par la Commission Sous Régionale des Pêches (CSRP).
 
Le 7 février 2020, le Président sénégalais Macky Sall et le Sultan Ahmed Bin Sulayem, Président du groupe DP World ont signé un plan d’investissement visant à la construction d’un port en eaux profondes à Ndayane, situé à 50 kilomètres sud de Dakar. Ce projet ferait de Ndayane l’un des plus grands ports en Afrique de l’Ouest et devrait s’étendre sur 600 hectares. Quel pourrait être son impact sur l’activité des pêcheurs de la région ?  Concernant le port en eaux profondes (tirant d’eau de 18 à 20 mètres) de Ndayane, port logistique multimodal et multifonction, il faut dire que la population locale est impliquée dans tout le processus de sa réalisation. Elle souhaitait que soient menées des études d’impact environnemental. Ces études sont en cours.

Il est aussi prévu un port de pêche qui permettra de structurer les opérations aval de la filière pêche (transformation, distribution, exportations). De la sorte, les pêcheurs qui constituent la majorité de la population envisageront l’avenir avec plus de sérénité.

Le Président sénégalais Macky Sall a signé avec son homologue mauritanien Mohamed Ould Ghazouani un accord de coopération en matière de pêche en juillet 2018. Que contient cet accord ?
 

Selon ce protocole, le Sénégal est autorisé à pêcher 50 000 tonnes de poisson par an, dans le ZEE mauritanienne avec un effort de pêche de 200 sennes tournantes pour 400 embarcations, ciblant les stocks de petits pélagiques (sauf le mulet). Il s’agit donc des espèces suivantes : sardine, sardinelles ronde et plate, chinchards noir et jaune, maquereau, bonite thonine (ravil) et anchois.
 
Un taux de 2% de by-catch (captures accessoires) est toléré mais exclut les céphalopodes et les crustacés. De plus, 24 de ces embarcations doivent débarquer obligatoirement leurs captures à Nouakchott, capitale de la Mauritanie. La redevance est de 10 Euros par tonne pêchée.Le Sénégal verse une contrepartie financière annuelle de 250 000 Euros pour l’accès des unités artisanales sénégalaises aux zones de pêche de la Mauritanie.
 
Voilà, en gros, les points essentiels de cet accord qui est toujours en vigueur.

 La pêche continentale et l’aquaculture peuvent-elles constituer l’avenir de la filière Pêche au Sénégal ?
 

La pêche continentale se développe sur les fleuves : Sénégal, Saloum et Casamance.
 
Sur le fleuve Sénégal, la pêche a fortement diminué à cause du barrage de Diama qui a freiné les crues, les superficies inondées. La productivité a globalement baissé même si certaines zones restent productives.
 
La pêche est pratiquée durant l’année avec une intensité variable. Les crues annuelles rythmées par l’hivernage (août à octobre) ont modifié la richesse en poisson. Plus la crue est élevée, et plus on aura de surfaces inondées, et donc de zones de frayère (habitats favorables aux poissons).
 
L’inverse aussi est vrai. Le barrage de Diama a changé les conditions écologiques de la basse vallée, avec des effets pour la pêche. Étant un barrage anti sel, Diama a freiné la langue salée qui arrivait à plus de 100 km de l’embouchure. Or l’eau de mer dans le fleuve Sénégal apportait des conditions de vie favorables aux espèces qui vivent dans les eaux saumâtres. Avec le barrage, il n’y a plus ces espèces de mer. En aval du barrage (de Diama à St-Louis), la biomasse a donc baissé. En amont de Diama, beaucoup d’espèces ont disparu; et les crevettes ont diminué d’abondance.
 
Et puis, à cause du barrage, on a eu une végétation aquatique (Typha) qui inquiète l’OMVS car il est difficile de l’éliminer. Pourtant, certains pensent que la végétation aquatique est propice au développement des espèces de poisson. Car elle permet une bonne température pour la reproduction; elle apporte des insectes pour la nourriture des poissons. À contrario, la végétation gêne la navigation pour les pirogues et donc elle freine les captures.
 
On le voit bien, la situation de la pêche sur le fleuve est très contrastée. À côté du barrage de Diama, existent le lac de Guiers et la Taouey. Le barrage anti-sel de Diama bloque la montée des espèces estuariennes et la descente des espèces d’eau douce. Mais c’est le lac de Guiers qui constitue à présent le principal pôle de pêche en eau douce du Sénégal. Or, on note l’arrivée de pêcheurs maliens qui ont occupé la zone. Ceux qui souffrent de la baisse des ressources biologiques, avec le barrage de Diama, sont donc les pêcheurs autochtones.
 
À présent, l’avenir est au développement des fermes aquacoles, notamment l’élevage de poisson (pisciculture). L’Etat encourage l’élevage d’espèces adaptées avec des centres d’alevinage comme celui de Richard Toll. Mais il faut veiller à ce que l’activité ne soit pas tributaire de la farine de poisson dont les usines productrices sont très décriées par les artisans pêcheurs. 
 
Les axes stratégiques de développement de l’aquaculture tels que déclinés dans la Lettre de Politique Sectorielle de Développement de la Pêche et de l’Aquaculture (LPSD/PA) sont les suivants :

  • Promouvoir l’implantation d’unités de fabrique d’aliment à proximité des zones de production.
  • Réhabiliter et créer des stations de production d’alevins.
  • Promouvoir l’aquaculture marine à travers la mise en place de stations aquacoles, l’élaboration de plans d’aménagement et la promotion d’activités de revitalisation et de repeuplement.
  • Réaliser des aménagements pour l’accès à l’eau, des étangs, des parcs ostréicoles, des facilités de distribution (pistes et routes d’accès, marchés et aires de traitement/stockage, etc.)
  • Promouvoir la valorisation des produits.

Tenant compte de tels axes, et face à l’appauvrissement des fonds marins, l’Agence nationale de l’Aquaculture (ANA) a été créée pour rendre crédible et opérationnelle l’alternative d’une exploitation rationnelle de ressources halieutiques par l’élevage et la domestication d’espèces rustiques, aussi bien au niveau des fermes villageoises qu’au niveau industrielle et à grande échelle.

Les efforts entrepris et les réalisations en cours sont encourageants.

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